Trois pays, cinq coups d’État, quatre Chartes et trois Constitutions : l’utilisation des armes constitutionnelles en question.

Un grand mouvement d’élaboration du droit constitutionnel a lieu en Afrique de l’Ouest. Trois régimes militaires, au Mali, en Guinée et au Burkina Faso, se sont engagés dès leur prise de pouvoir, à quelques mois d’intervalle, à fournir une Constitution adaptée aux citoyens. Dans la préface de notre essai, La IIIe République au Mali. Histoire constitutionnelle : 18 août 2020-28 mai 2021, Jean du Bois de Gaudusson explique que « cette utilisation des armes juridiques est parfois considérée comme un “progrès” […] dans la mesure où les nouveaux dirigeants issus des coups d’État, en se préoccupant de fonder leurs actions sur le terrain du droit, plutôt que sur celui des armes, manifesteraient une prise de conscience de l’importance de l’État de droit et l’acceptation, a minima, certes, d’un minimum d’obligations qui en découlent ». Mais la tartuferie préside à ces tripatouillages du droit qui, utilisé à tort et à travers pour légitimer l’emprise sur les institutions en dehors de toute élection démocratique, est en butte à la défiance des citoyens. Les Assemblées nationales de la refondation maliennes (ANR) ou les Comités de veille et de développement (Coved) burkinabè desquels émaneraient les principes inclus dans les nouvelles Constitutions ne trompent personne : ils promeuvent les règles des régimes qui les ont créés, non de leurs participants, les fameuses « Forces vives de la nation ». Les « armes juridiques » constitutionnelles, qu’on pensait efficaces, se sont finalement enrayées. Les juntes ont en commun de se servir brutalement du droit constitutionnel (I) mais aussi, au besoin, de toucher à la Constitution avec la même violence (II). La similitude des Chartes (III) dans un de ces pays oblige à observer ce qui se produit dans les deux autres en matière politique et constitutionnelle.

Les normes constitutionnelles dégainées

Au Mali, le 19 août 2020, le colonel Assimi Goïta renverse le Président Ibrahim Boubacar Keïta. Il récidive le 24 mai de l’année suivante en écartant Bah N’Daw, éphémère président de la Transition. En Guinée, le 5 septembre 2021, le colonel Mamadi Doumbouya évince Alpha Condé. Au Burkina Faso, le 23 janvier 2022, le lieutenant-colonel Paul-Henri Damiba démet de ses fonctions le chef de l’État Roch-Marc Christian Kaboré. Le 30 septembre, il est lui-même remplacé par le capitaine Ibrahim Traoré. Des régimes militaires d’exception sont mis en place : le Comité national pour le salut du peuple (CNSP) s’installe à Bamako ; le Comité national du rassemblement pour le développement (CNRD) s’établit dans la capitale guinéenne ; et le Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (MPSR) s’empare du palais de Kosyam. Les officiers au pouvoir prennent des dispositions en matière constitutionnelle. Au Mali, le CNSP maintient en vigueur la IIIe République, mais décide de la compléter d’abord par un Acte fondamental (le 24 août 2020), puis par une Charte de Transition (modifiée deux fois, la dernière fois le 22 février 2022), qui lui est supérieure lorsque les deux textes s’opposent sur un point ou un autre. Les juges constitutionnels reconnaissant cette domination, la norme fondamentale survit officiellement, mais elle est inactive. En Guinée, l’armée suspend la Constitution dès son arrivée et la remplace par une Charte de Transition. Au Burkina Faso, après le premier coup d’État, l’application de la Constitution est d’abord différée, puis celle-ci est réactivée le 29 janvier par un Acte fondamental, tout en étant soumise à ce dernier texte. Une Charte de Transition est ensuite adoptée le 1er mars 2022, mais dès qu’ils annoncent le remplacement du lieutenant-colonel Damiba par le capitaine Traoré, les putschistes rendent caduc ce document qui sert de Constitution. Courant octobre 2022, une nouvelle Charte sert de norme suprême, mais la IVe République demeure, au moins en principe.

Les normes constitutionnelles, le pistolet sur la tempe

Le colonel Goïta s’exprime publiquement le lendemain de la chute d’IBK pour justifier son action brutale : « Le Mali se trouve dans une situation de crise sociopolitique, sécuritaire ». Quelques mois plus tard, en juillet 2021, le Premier ministre Choguel Maïga annonce que de nouveaux textes fondamentaux de la République auront bientôt cours, suivant le Plan d’action du gouvernement et, fin 2021, les ANR prévoient l’élaboration d’une nouvelle Constitution. La situation est très proche en Guinée où le colonel Doumbouya, qui s’est passé des urnes pour « sauver le pays » de la « gabegie financière » et de la « personnalisation de la chose publique », affirme : « Nous allons réécrire une Constitution ensemble, cette fois-ci, toute la Guinée ». Le premier coup d’État burkinabè diffère quant à lui, car les hommes du lieutenant-colonel Damiba promettent dès leur arrivée au pouvoir le « retour à un ordre constitutionnel ». Sans aucune précision, cette déclaration laisse place à des suppositions : s’il était resté à son poste, le président de Transition aurait peut-être proposé, à terme, l’abrogation de la loi de 1991. Les revirements divers et la concurrence de plusieurs textes entre fin janvier et début octobre 2022 montrent en tout cas son manque de vision politique à long terme. Il en va de même concernant les putschistes du capitaine Traoré dont les arguments soutenant la prise de pouvoir ressemblent à ceux de leurs comparses maliens et guinéens quand ils disent : « Nous avons décidé de prendre nos responsabilités, animés d’un seul idéal, la restauration de la sécurité et de l’intégrité de notre territoire » ; ils s’estiment aussi trahis par leur chef, mais en aucun cas ils ne souhaitent d’abord une nouvelle Constitution, alors qu’une Charte de Transition précise et adapte celle qui existe. Il faut attendre le 30 mai 2023 pour que des ambitions claires soient données : le Premier ministre, Apollinaire Joachim Kyelem de Tambela, annonce la volonté du régime de créer « une Constitution qui soit le reflet des aspirations de la population », qui soit spécifique au Burkina Faso, parce que « le mimétisme constitutionnel a pour corollaire non seulement le déficit démocratique, mais aussi le mimétisme de gouvernance qui entraîne un dysfonctionnement entre le peuple et son administration ». On le voit, si la mauvaise gouvernance est toujours dénoncée comme l’une des causes principales de l’insécurité, la responsabilité de la Constitution dans la crise étatique compte elle aussi, puisque son inadaptation aux particularités de tel ou tel État contribuerait au désordre. Le mimétisme, si souvent dénoncé depuis les indépendances par la recherche en droit, persiste encore en 2023 dans les discours des hommes politiques. Il est surprenant que ce procès ne soit pas celui des Chartes de Transition elles-mêmes, ces petites Constitutions qui bourgeonnent quand le printemps de la liberté et de la démocratie semble revenir grâce aux militaires !

Le mimétisme des Chartes de Transition : le fond, la forme, les intentions

            En effet, la duplication des textes provisoires à valeur constitutionnelle fonctionne à fond en Afrique de l’Ouest : Actes fondamentaux et Chartes se ressemblent beaucoup et ressemblent aussi beaucoup aux Constitutions qu’ils complètent – en fait, qu’ils remplacent –, alors qu’on peut logiquement penser que leur suprématie se justifie par leur meilleure qualité, c’est-à-dire une meilleure prise en compte des particularités de chaque État et seraient un avant-goût des Constitutions ultérieurement proposées au peuple. Il n’en est pourtant rien. Pour le dire autrement, ces Actes et ces Chartes ne font que reprendre un peu plus la Constitution française de la Ve République ! Étant écrits à la va-vite, ils sont nécessairement vite supprimés et, concernant les Chartes, elles peuvent être modifiées (comme au Mali) ou remplacées par d’autres (comme au Burkina Faso). Ces textes ont aussi le point commun d’être imposés rapidement après le coup d’État et sans la collaboration du peuple. L’armée guinéenne a bien donné l’illusion d’une concertation citoyenne aboutissant à la création de la Charte, mais les circonstances et la rapidité avec laquelle elle a été élaborée ne laissent pas de doute quant à la mainmise des putschistes sur la rédaction.

Dans un article destiné à la presse, il est impossible d’analyser toutes les similitudes des textes produits par les rebelles maliens, guinéens et burkinabè. Aussi nous bornerons-nous à comparer leurs Chartes seulement sur les dispositions portant sur la présidence de la Transition dans la perspective de l’élection présidentielle marquant la fin du régime provisoire, cette fonction restant toujours la plus importante dans tout régime républicain ou prétendu tel.

Sur ce sujet, l’article 9 de la Charte malienne de février 2022 indique que « le Président de la Transition n’est pas éligible aux élections présidentielle et législatives, qui seront organisées pour marquer la fin de la Transition » et que « la présente disposition n’est pas susceptible de révision ». La Charte en vigueur en Guinée dispose, à l’article 46, que « le Président et les membres du Comité national du Rassemblement pour le Développement ne peuvent faire acte de candidature ni aux élections nationales ni aux élections locales qui seront organisées pour marquer la fin de la Transition. La présente disposition n’est susceptible d’aucune révision. » L’article 10 de la Charte du Burkina Faso, lui, est ainsi rédigé : « Le mandat du président de la Transition prend fin avec l’investiture du Président issu de l’élection présidentielle. Le président de la Transition n’est pas éligible aux élections présidentielles, législatives et municipales qui seront organisées pour mettre fin à la Transition. La présente disposition n’est susceptible d’aucune révision. »

Les régimes militaires semblent prendre des mesures pour empêcher la dictature militaire en s’imposant des interdictions et une échéance à leur durée au pouvoir, une sorte de fin de mandat. Mais des combinaisons juridiques en autorisent le contournement. Plus avancés que leurs complices guinéens et burkinabè, les colonels maliens se sont dotés d’une loi électorale le 24 juin 2022 dont l’article 155 leur permet de se présenter aux élections pendant la Transition s’ils ont quitté l’armée (par suite de démission ou de mise à la retraite). Parce que les trois régimes présentent des similitudes nombreuses, il n’est pas excessif de penser que les mêmes termes de cette loi électorale trouveront place dans quelque texte juridique guinéen ou burkinabè tant les concepteurs des petites Constitutions que sont les Actes fondamentaux et les Chartes se lisent et se copient manifestement. La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) a d’ailleurs ces craintes. Aussi contestée soit-elle, l’organisation régionale dénonce des situations objectivement injustes et nuisibles qu’il faut assurément prendre au sérieux. Le 7 juillet 2023, elle a examiné l’évolution des trois Transitions : le retard qu’elles prennent depuis le départ ne fait qu’augmenter l’inquiétude de voir perdurer des systèmes antidémocratiques et disparaître la paix, très fragile. La Cédéao a ainsi chargé le président du Bénin, Patrice Talon, de rencontrer les chefs putschistes pour connaître leurs intentions quant à leur candidature aux élections présidentielles. Les États membres se préparent au pire. Ils veulent réactiver leur force armée commune, l’Economic Community of West African States Cease-fire Monitoring Group (Ecomog). Le contenu des Chartes n’est pas seul à faire redouter la prolongation des dictatures. Aucune des trois juntes ne respecte ainsi son « chronogramme » – encore un mot utilisé à maintes reprises par les trois juntes, improprement d’ailleurs, puisque, d’après le Larousse en ligne, il désigne un graphique, non un calendrier, terme qui convient mieux à l’usage qui en est fait. La durée des régimes d’exception a été rallongée et les organes que l’armée a institués ou modifiés l’ont été à sa convenance, à son avantage, sans l’intervention d’un tiers habilité à en assurer l’équilibre ni l’équité.

Jusqu’à présent, les putschistes trouvent ce qu’il faut dans le droit pour se maintenir à leur place avec le plus de légitimité possible. Cependant, au Mali, les manifestations et le ridicule taux de participation (36,4 %) au référendum constitutionnel du 18 juin démontrent que cette duperie ne fonctionne pas. Ils annoncent aussi l’échec d’une Constitution que la majorité ne reconnaîtra jamais et qui pourrait donner lieu à de nouvelles contestations, éventuellement sanglantes, comme le pays en a connu. Les États voisins feraient bien de méditer sur cette situation.

Balla cissé
Balla CISSÉ
Docteur en droit public
Avocat au Barreau de Paris
Diplômé en Administration électorale

 

 

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