Le soldat, le juge et le citoyen au Mali

Balla CISSÉ, docteur en droit public, originaire du Mali

Le soldat, le juge et le citoyen au Mali

L’arrêt que la Cour constitutionnelle a rendu le 28 mai 2021 marquera l’histoire du Mali. A travers cette décision sans précédent, les juges ont promu l’armée au rang d’acteur politique de premier plan en s’estimant compétents pour constater la vacance de la présidence de la Transition. Malgré son putsch du 24 mai, le colonel Assimi Goïta a ainsi troqué, en toute légalité apparente son treillis pour le costume de chef de l’État. Les organes du pays, dirigés par des militaires depuis le renversement d’Ibrahim Boubacar Keïta, demeurent donc entre les mains d’une oligarchie en uniforme que la vie quotidienne des Maliens, inévitablement touchée par ces faits politiques graves, n’intéresse pas. Si, par principe, confondre la démocratie, l’armée et la Constitution est impossible, les régimes militaires qui se succèdent au Mali depuis 1968 s’ingénient toujours à brouiller les institutions. Comment l’armée a-t-elle donc acquis cette place prééminente dans le système politique malien ? Elle doit cela d’abord à la récurrence des coups d’État qu’elle a organisés (I). Puis à sa capacité à se constituer en mouvement politique propre (II), et, enfin, au saccage des principes de l’État de droit qu’elle a perpétré (III).

I- Les coups d’État militaires

Avec deux putschs en moins d’un an, le Mali justifie son surnom de « terre des coups d’État », tant il est vrai que les périodes de démocratie – une vingtaine d’années au total – ont été bien moins nombreuses que les cycles de dictatures militaires qui ont dévasté le pays.

  1. L’illégalité du coup d’État

Le putsch est incompatible avec la démocratie, car il porte atteinte au principe de la souveraineté populaire. De plus, il constitue un mépris de la légalité et de la légitimité constitutionnelle, car il remet en cause le constitutionnalisme et les règles démocratiques de dévolution du pouvoir. Ainsi la Constitution se trouve-t-elle concurrencée par des textes émis par l’armée, telle la Charte de la Transition, publiée en septembre 2020 qui fait dès lors office de loi fondamentale de l’Etat. Enfin, à part celui fomenté par Amadou Toumani Touré en 1991, les coups d’État n’ont jamais moralisé, comme ils s’y engageaient, la situation politique.

     2. Les causes et les effets des coups d’État militaires

La mauvaise gouvernance

Quelques chiffres suffisent à prouver la gestion calamiteuse du Mali depuis l’indépendance : d’après l’Unesco, le taux d’alphabétisation des personnes de 15 ans et plus est de 35,5 % ; sur 189 pays, le Mali est placé au 184e rang pour ce qui est de l’indice de développement humain… Et que dire de la politique sécuritaire, insuffisante pour lutter contre le terrorisme, notamment dans le Nord ? L’armée passe alors pour le sauveur.

L’armée, deus ex machina ?

Contrairement aux principes du droit constitutionnel, l’armée malienne est devenue un intermédiaire indispensable dans le domaine politique, un soutien inconditionnel à la démocratie malienne prise en otage par des gouvernements civils incapables. Ainsi promue défenseur des droits, l’armée recourt souvent à la force contre les civils, car elle se présente comme la seule pouvant résoudre les problèmes sociaux et sécuritaires. Cependant – c’est pourtant une évidence – l’insuffisance des dirigeants civils ne peut pas justifier les coups d’État, comme l’indique l’article 121 de la Constitution de 1992, d’autant que les régimes ainsi en place ne sont pas exempts de défauts…

Le désastre de l’armée au pouvoir

Au sein de la Transition actuelle, les accords entre la junte et le M5-RFP ont ainsi montré que le but des deux parties n’était pas de sauver les principes fondateurs de l’État, mais de consolider une union clientéliste qui aboutit à une « démocratie sécuritaire » dans laquelle le peuple n’a pas sa place, en dépit de la norme fondamentale.

Les atteintes à la Constitution

Au Mali, la Constitution n’est plus un instrument de limitation des pouvoirs. D’ailleurs, les violations dont elle est victime ne sont plus considérées comme inacceptables et le respect des principes constitutionnels ne préside plus aux rapports entre l’armée, la démocratie et la Cour constitutionnelle.

POURQUOI IL Y AURAIT TOUJOURS DES COUPS D’ETAT AU MALI ?

II- La politisation de l’armée

Un officier en chasse un autre au palais de Koulouba. Sortis depuis bien longtemps de leurs casernes, les militaires ont conquis la démocratie comme une ennemie à combattre, et cela grâce à un auxiliaire inattendu : la Cour constitutionnelle.

  1. L’armée, une organisation politique

Depuis 1968, l’irruption régulière de l’armée sur le terrain politique remet en cause la démocratie et la Constitution, malgré le processus de démocratisation en 1991. Ce dernier a révélé sa faible capacité à stabiliser le Mali, du point de vue politique et constitutionnel, donc à écarter les militaires de la vie publique. L’armée est même aujourd’hui un organe mieux organisé que les groupements politiques et civils. Le primat du pouvoir politique sur le militaire n’est pas une réalité, contrairement à ce que prévoit le droit constitutionnel. Cette situation est même encouragée par le système judiciaire.   

    2. Le soutien de la Cour constitutionnelle

Les juges constitutionnels souffrent du même mal que la soldatesque continuellement au pouvoir, de sorte qu’ils sacrifient la Constitution et la démocratie en légalisant les ruptures constitutionnelles et les changements anticonstitutionnels de gouvernements. Le coup d’État du 24 mai 2021 voit se muer les fonctions des juges constitutionnels en attributs politiques, mais sans que cette politisation ne soit considérée comme sacrilège par les citoyens, car elle légitime le pouvoir d’une armée perçue comme un rempart à l’insécurité et à l’instabilité. Cette union juridico-militaire menace toutefois les principes démocratiques et l’État de droit.

III- Le saccage de l’État de droit

Comme « organe politique entièrement à part », l’armée fragilise beaucoup l’équilibre triangulaire théorisé par Montesquieu. En effet, les décisions récentes de la Cour constitutionnelle fondent une complicité certaine dans le couple que forment les juges constitutionnels et les militaires, au détriment de la Constitution et de la démocratie.

  1. La disparition de la Constitution

Parmi les conséquences des coups d’État, le renversement de la hiérarchie des normes conduit à un système juridique « orphelin de sa Constitution ». Les éléments fondamentaux du droit constitutionnel classique perdent leurs significations au regard de la dynamique de la force politique de l’armée et des juges constitutionnels au Mali.

    2. Un système « démocraticide »

Aujourd’hui, l’armée malienne est bel et bien une force « démocraticide », car elle abîme la justice constitutionnelle et les acquis démocratiques. Toutefois, les juristes, les militaires, et les politiques ne reconnaissent pas tous le caractère illicite des coups d’État.

  3. La remise en cause de concept clefs

Le règne de l’armée redéfinit donc les concepts de démocratie, d’État de droit, et de justice constitutionnelle au Mali, au point de rendre douteux leur devenir. Son triomphe dans le champ politique bouleverse le système politico-constitutionnel classique dont les principes, censés perpétuer l’ordre constitutionnel, sont aujourd’hui vidés de leur contenu. Par conséquent, le 7 juin 2021, ce n’est pas le Président Goïta qui a prêté serment devant la Cour constitutionnelle : ce sont les juges, qui ont fait allégeance au colonel.

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