La Transition malienne : les caractéristiques hétéroclites d’un régime contre-nature.

Assimi Goita Mali

Un coup d’État a été commis par des officiers supérieurs : un colonel-major désigné chef de l’État, un autre colonel porté à la présidence du Conseil national de Transition (CNT), un autre, encore, nommé ministre de la Défense, un lieutenant-colonel à la tête du ministère de l’Administration territoriale et de la Décentralisation, un colonel-major qui dirige le ministère de la Sécurité et de la Protection civile. Des opposants politiques ont été emprisonnés, la Constitution de la IIIe République remplacée par la Charte de la Transition… Cette énumération suffit a priori à qualifier le régime malien de dictature militaire. Mais la lecture des textes adoptés par la junte depuis son arrivée au palais de Koulouba et l’observation de sa pratique du pouvoir obligent à préciser une telle affirmation, à expliquer l’originalité du système en place et le danger qu’il fait courir au Mali, voire au pays d’Afrique de l’Ouest. Il apparaît en effet que la Transition malienne est un régime à nul autre pareil dans l’histoire du constitutionnalisme, une organisation étatique inclassable que les théories constitutionnelles classiques n’ont pas prévue. Ce caractère atypique provient de la coexistence originale de la Constitution de la IIIe République et de la Charte – en réalité seule loi fondamentale reconnue et appliquée (I). Il repose aussi sur le régime politique en place, mêlant régime semi-présidentiel et régime présidentiel (II). Il tient également à la place infime laissée aux citoyens dont la participation directe et la représentativité sont quasi inexistantes (III). Il procède enfin de la délégation de souveraineté consentie par la junte à des tiers (IV).

          I. La coexistence de deux textes fondamentaux

Jamais les militaires putschistes n’ont suspendu la Constitution, contrairement à leurs prédécesseurs. L’Acte fondamental publié le 24 août 2020, soit deux jours après la chute d’Ibrahim Boubacar Keïta, indique même, dans son préambule, se fonder sur le texte de 1992. Cependant, l’article 41 rend supérieur l’Acte fondamental avec les termes suivants : « Avant l’adoption d’une Charte pour la Transition, les dispositions du présent Acte qui s’appliquent comme dispositions constitutionnelles complètent, modifient ou suppléent celles de la Constitution du 25 février 1992. Toutefois, les dispositions de la Constitution du 25 février 1992 s’appliquent tant qu’elles ne sont pas contraires ou incompatibles avec celles du présent Acte ». Publiée au Journal officiel le 1er octobre suivant, la Charte de la Transition donne la même règle en son article 25 : « En cas de contrariété entre la Charte de la Transition et la Constitution du 25 février 1992, les dispositions de la présente Charte s’appliquent ». Coexistence de deux normes de même nature constitutionnelle certes, mais suprématie de l’une. Cette décision, au départ reconnue par la junte uniquement, accède au rang de principe dès lors que, le 28 mai 2021, la Cour constitutionnelle rend un arrêt relatif à la vacance de la présidence de la Transition et qu’elle affirme que le vide juridique créé par les conditions de reconnaissance de cette situation (procédure, mode de saisine…) « ne saurait bloquer le fonctionnement des organes de la Transition et l’activité des Pouvoirs Publics ». La IIIe République étant ainsi officiellement réduite au rang de norme inférieure par l’institution la plus élevée en matière de justice constitutionnelle, on peut la considérer comme morte. Même si le régime militaire la brandit comme une référence, comme le repère de son action, elle n’a désormais qu’une forme inconsistante. Le prouve le régime politique incongru qui organise les pouvoirs.

              II. Un régime politique hybride

La Charte de la Transition du 1er octobre 2020 ordonne l’État selon un régime tricéphale : le président de la Transition et le vice-président sont choisis par un collège de désignation mis en place par le Conseil national pour le Salut du Peuple (CNSP) et le Président nomme un Premier ministre. Nous avons déjà expliqué que ce système faisait la part belle au vice-président, étant donné ses prérogatives larges car imprécises (veiller au respect de la Constitution et de la Charte ; traiter les questions de défense et de sécurité). Après le deuxième coup d’État, le poste de vice-président disparaît de fait, puis de façon officielle une fois que la Charte est modifiée, en février 2022. La junte veut ainsi « éviter les duplications des missions et permettre au ministre chargé de la Défense et au ministre chargé de la Sécurité de recouvrer et d’exercer la plénitude de leurs attributions traditionnelles ». Les pouvoirs restent alors entre les mains d’un Président et d’un Premier ministre. À un régime Vice-présidentialiste succède un régime semi-présidentiel, mais ce n’est qu’une apparence, car le gouvernement n’est pas responsable politiquement devant le Parlement pour deux raisons. La première est que la Charte ne prévoit pas cette disposition, la seconde est que, même si la Constitution la mentionne, elle est inapplicable au vu de l’arrêt du 18 décembre 2020 de la Cour constitutionnelle qui refuse de considérer les membres du CNT comme des députés, bien qu’ils constituent, à ses yeux, un Parlement. Dans le régime de Transition, le pouvoir est donc confié au seul Président, comme dans tout régime présidentiel, ce qui l’expose directement au peuple et engendre un risque fort d’impopularité et d’instabilité, mais en théorie seulement, les citoyens n’ayant pas l’occasion de s’exprimer dans les urnes.

             III. La place du peuple en question

Dans le domaine aussi de la participation du peuple à la vie politique, il est aisé de démontrer les contradictions de la junte, lesquelles concourent à créer un régime saugrenu : en principe, sous le régime des colonels, la démocratie demeure, le préambule de la Charte insistant sur l’ « attachement aux valeurs et [aux] principes démocratiques inscrits dans la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance du 30 janvier 2007 de l’Union africaine et dans le Protocole A/SP1/12/01 du 21 décembre 2001 de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance » ; en réalité, les Maliens n’ont pas été appelés une fois aux urnes depuis le 18 août 2020, pour la raison avancée par le Premier ministre Choguel Maïga dans un entretien du 21 février 2022 donné à R.FI. : « La démocratie ne se ramène pas aux élections ». Précisons aussitôt que des citoyens ont toutefois contribué aux Assises nationales de la refondation du Mali qui, fin décembre 2021, ont rendu des conclusions censées modifier la Charte. Mais cette représentativité n’est pas crédible, car les membres de ces réunions ont été nommés par le président de la Transition. Expression démocratique, oui, mais aux conditions du pouvoir ! Il en va de même du CNT, qui n’est pas un Parlement véritable : les cent quarante-sept hommes et femmes qui le composent ont été choisis, selon la volonté du président de la Transition, parmi une liste de groupes censés illustrer la diversité de la nation, mais n’ont aucunement été élus par les citoyens. Dans ce paradoxe, ce qui est curieux, c’est que la Transition érige en principe la légitimité populaire, puisque les putschistes, dans le préambule de la Charte, rappellent avoir agi selon « un élan de sursaut national pour […] le renouveau de la démocratie et de la citoyenneté ». Ils étaient obligés de tenir compte du fort mécontentement du peuple lorsque notamment, en mai 2021, des manifestations et des grèves ont conduit à la dissolution du premier gouvernement de Moctar Ouane. Mais la junte néglige le peuple, continuant de gouverner seule, en tout cas sans les Maliens.

                IV. Une délégation de souveraineté à des tiers

La présence de l’organisation paramilitaire russe Wagner confirme la délégation de pouvoirs régaliens à une puissance étrangère, le dirigeant du groupe étant très proche de Vladimir Poutine, le président de la Fédération de Russie : parce qu’elle en est incapable, l’armée malienne n’assure plus la sécurité du territoire national ; elle s’est même retirée du Nord du pays, aux mains des islamistes. En laissant la porte ouverte à Wagner, les dirigeants maliens, comme en République centrafricaine, consentent à se laisser protéger non par leur armée, mais par des mercenaires étrangers ; en permettant aux Russes d’exploiter les mines, la junte, comme en République démocratique du Congo, abandonne une partie de la richesse du pays à une puissance qui cherche à s’étendre. Le risque de dépendance est évident, tout comme celui de servir de caution diplomatique à un Président russe belliqueux qui semble vouloir lutter contre la France et affaiblir son poids, relatif mais certain, dans la guerre en Ukraine. Ainsi faut-il comprendre, en avril 2022, la découverte, à Gossi, d’un prétendu charnier dont les soldats français seraient responsables. Si ce mensonge scandaleux est avéré, non seulement il détériorera un peu plus les relations entre le Mali et la France, mais aussi entre le Mali, la Cédéao et les pays de la région.

Définissant la politique, Paul Valéry écrivait qu’elle « fut d’abord l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde ». Les militaires au pouvoir ont fait mieux : ils ont autorisé ceux que cela ne regardaient pas à se mêler des affaires du Mali. Ils avaient dépossédé les Maliens de leur Constitution ; ils les ont désormais dépossédés de leur souveraineté et, peut-être, de leur indépendance.

Balla cissé
Balla CISSÉ, docteur en droit public
Avocat au Barreau de Paris
Diplômé en Administration électorale

 

 

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