La moralisation et la constitutionnalisation de la dictature au Mali 

Assimi GOITA

La moralisation et la constitutionnalisation de la dictature au Mali 

Le président Bah N'DAW et le vice-président de la transition Assimi GOITA lors de leurs investitures
Le président Bah N’DAW et le vice-président de la transition Assimi GOITA lors de leurs investitures validant la dictature au Mali

Diviser pour mieux régner. L’adage est semble-t-il bien connu des militaires à la tête du Mali depuis août 2020 au moment où le Premier ministre, Moctar Ouane, constitue sa nouvelle équipe. Car, en proposant au M5-RFP de gagner quelques portefeuilles ministériels, l’armée fragilise le parti qui contesta la présidence d’Ibrahim Boubacar Keïta (IBK). En effet, si certains dirigeants de cette formation politique disparate, tel Choguel Maïga, sont pour le moment récalcitrants à entrer au gouvernement, d’autres, comme les cadres de l’Union pour la République et la Démocratie, ont accepté l’offre qui leur a été faite. En donnant ainsi aux membres de la coalition l’occasion de se déchirer, les colonels au pouvoir emploient une manœuvre certes vieille comme le monde, mais grâce à laquelle ils devraient s’assurer un peu plus la mainmise sur le pays. Que peut-il ressortir de ce remaniement, sinon un exemple, encore, de la mauvaise gouvernance de ceux qui ont organisé le coup d’État ? En neuf mois, ils se sont révélés incapables de régler les problèmes de sécurité ou de résoudre les problèmes de salaire récemment exposés par l’Union nationale des travailleurs du Mali… Et la nomination de Monsieur Ouane, reconduit dans ses fonctions malgré la contestation populaire qui l’avait poussé à démissionner, confirme la volonté des autorités de transition de dominer les institutions qu’elles ont créées au moyen de leur charte, qui suspend la Constitution de la IIIe République. Le seul but de ce texte que les citoyens n’ont pas approuvé est de servir les ambitions personnelles d’une caste en uniforme. Or, cette situation n’a rien d’original ; elle est même d’une désolante banalité, étant donné que les régimes militaires qui se sont succédé depuis 1960 de façon presque ininterrompue ont toujours cherché à légitimer leur dictature. Ils ont d’abord tenté de moraliser la prise du pouvoir par la force (I), puis ont constitutionnalisé les mesures qui leur permettaient d’écarter leurs opposants et de conserver la conduite du pays (II). Par conséquent, une fois que ces chefs d’État en képi ont rendu le pouvoir, ils jouissent d’une certaine impunité (III). 

  1. La moralisation des coups d’État 

 

Comme aucune élection démocratique ne les a portés au pouvoir, les militaires factieux ont eu l’habitude de développer le même argumentaire tendant à légitimer leur présence au sommet de l’État. De façon paradoxale, le peuple a souvent soutenu ces entreprises martiales, mais les premiers temps seulement, car elles ont toujours échoué à assainir le pays. 

 

  1. La nécessité prétendue des coups d’État 

La République du Mali peut se vanter de compter une cohorte d’officiers de valeurs, soucieux de l’intérêt du pays. Ils n’ont certes pas respecté les termes de la Constitution pour accéder à la magistrature suprême, mais leur action fut motivée par de nobles raisons, à en croire leurs déclarations : le 19 novembre 1968, Moussa Traoré et ses officiers affirment ainsi que « l’heure de la liberté a sonné » et que « le régime dictatorial de Modibo Keïta […] a chuté » ; le 2 avril 2012, Amadou Haya Sanogo explique son coup de force contre Amadou Toumani Touré (ATT) par « l’incapacité du gouvernement à donner aux forces armées les moyens nécessaires de défendre l’intégrité [du] territoire national », et s’engage à « restituer le pouvoir à un président démocratiquement élu dès que l’unité nationale et l’intégrité territoriale seront rétablies » ; le 20 août 2020, après le départ du président IBK, Assimi Goïta fait montre du même désintéressement : « Le Mali se trouve dans une situation de crise socio-politique, sécuritaire. Nous n’avons plus le droit à l’erreur. Nous, en faisant cette intervention hier, nous avons mis le pays au-dessus, le Mali d’abord » 

Ces paroles, pourtant, n’ont jamais été suivies d’effet. 

Seul ATT, nouveau chef de la transition en 1991, respecte la parole qu’il a donnée en laissant la place aux civils, quatorze mois plus tard, les autres putschistes préférant faire perdurer le régime sans partage qu’ils avaient cependant dénoncé. Pour cela, ils mettent en place un organe exceptionnel présenté comme moral. 

 

  1. L’apparence morale des gouvernements d’exception 

La légitimité d’un putsch passe aussi par le nom des institutions remplaçant, de fait, celles qui ont été suspendues. Moussa Traoré installe un Comité militaire de libération nationale en 1968 ; Amadou Toumani Touré, qui le renverse en 1991, lui préfère un Conseil national de réconciliation, puis, l’année suivante, un Comité de transition pour le salut du peuple, tandis qu’Amadou Haya Sanogo, en 2012, opte pour un Comité national pour le redressement de la démocratie et la restauration de l’État ; enfin, en 2020, Assimi Goïta instaure un Comité national pour le salut du peuple qu’il appelle ensuite Transition. Ces régimes semblent respectueux à la fois de la démocratie et des valeurs républicaines qu’ils disent vouloir restaurer pour le bien du peuple. L’adhésion de la majorité des Maliens, privés de leurs droits par la dictature, est souvent le meilleur de leurs soutiens. 

 

  1. Le soutien relatif du peuple aux coups d’État 

Épuisé par les dictatures, le peuple a parfois soutenu les coups d’État : en 1968, il se réjouissait – pour une courte durée cependant – de la victoire de Moussa Traoré sur Modibo Keïta, dont la présidence avait commandé, notamment, l’incarcération des opposants politiques et, nous le verrons, la suspension de la Constitution. Toutefois, cette faveur n’a jamais été constante ni unanime ; voici, à ce sujet, deux exemples forts. 

En 2012, le capitaine Sanogo rendait le pouvoir obtenu par la force. Dioncounda Traoré, alors président de l’Assemblée nationale, assurait alors la présidence de la République par intérim, ATT ayant démissionné. Le rétablissement de l’ordre constitutionnel ne fut pourtant pas apprécié de tous. En effet, des partisans du capitaine putschiste, trop éphémère chef de l’État selon eux, agressèrent le président Traoré dans son propre bureau du palais de Koulouba. Laissé pour mort, ce dernier survécut toutefois à l’attentat et assura ses fonctions jusqu’en 2013, année qui vit l’élection d’IBK. 

Ce dernier, malgré le renouvellement de son mandat de cinq ans, doit supporter la contestation sévère du peuple à partir de 2020, notamment à la suite du scrutin législatif du mois d’avril, très critiqué en raison de la faible participation des citoyens. En juin, nombre d’entre eux, en dépit de leurs divergences politiques, créent alors le M5-RFP et manifestent régulièrement pour un changement à la tête du Mali. Finalement, après la démission militairement assistée d’IBK, il était naturel que les opposants se retrouvent à Bamako, place de l’indépendance, pour célébrer cet événement. La présence du colonel Ismaël Wagué au milieu de la foule légitimait le putsch ; l’actuel ministre de la Réconciliation nationale s’adressant aux Maliens pouvait ainsi souligner la cohésion entre eux et l’armée : « Nous sommes venus […] remercier le peuple malien pour son soutien. Nous n’avons fait que parachever le travail que vous aviez commencé ». 

Cependant, les régimes de transition, reproduisant les fautes des dirigeants qu’ils ont fait tomber – alors qu’ils prétendaient redresser l’État –, finissent par mécontenter le peuple qui, en les appuyant, moralisait leur accession pourtant illégale au pouvoir suprême. Le M5-RFP, qui souhaitait « accompagner » la transition dirigée par les colonels, estime aujourd’hui que « la problématique du Conseil national de Transition, illégitime et illégal, restera entière jusqu’à sa dissolution », si bien qu’il reste « en total désaccord avec la trajectoire […] imprimée précisément par le Premier ministre reconduit ». Il est vrai que la Transition actuelle se maintient au pouvoir grâce à des atteintes nombreuses au droit. 

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  1. La constitutionnalisation de pouvoirs forts 

 

Dans l’histoire du Mali, la logique des putschistes, depuis le premier coup d’État au plus récent, est contradictoire : alors qu’ils prétendent, nous l’avons vu, épurer un système perverti par un régime dictatorial, les militaires le dégradent un peu plus. Leur moyen pour cela est toujours le même : porter atteinte à la Constitution, tantôt en la supprimant, tantôt en la suspendant de façon officielle ou non. Les régimes apparaissent donc doublement iniques : d’abord parce qu’ils sont mis en place par la force, ensuite parce qu’ils écartent la norme fondamentale au profit d’un texte à valeur constitutionnelle dont les termes légalisent leurs ambitions personnelles, la première étant de se maintenir le plus possible à la tête du pays. Mais à cette cause expliquant l’instabilité institutionnelle d’autres s’ajoutent : le rejet du constitutionnalisme et l’inadéquation des Républiques successives aux réalités maliennes. 

 

  1. Les atteintes à la Constitution et aux institutions démocratiques

Chef de l’État à partir de 1968, Moussa Traoré suspend la Constitution de la Ire République et instaure un régime d’exception. Président de la République l’année suivante, il attend 1974 pour annuler la norme fondamentale et détourner plus encore les institutions démocratiques : la IIRépublique est proclamée après que 99 % des votants l’ont acceptée par référendum. Les Maliens gardent le droit d’exprimer leurs opinions politiques, mais dans le cadre du seul parti autorisé par la Constitution : l’Union démocratique du peuple malien. Ce dernier remporte évidemment le scrutin législatif de 1979. En apparence, donc, les droits des citoyens sont préservés ; en réalité, la dictature est en place, légitimée qu’elle est par un processus constitutionnel – le vote – et  codifiée en un ensemble d’articles juridiques – la Constitution. Le Mali peut donc s’affirmer comme respectueux des institutions… 

 Une ère démocratique s’ouvre cependant à partir de 1991, date à laquelle ATT prend les armes pour abolir le règne criminel de Moussa Traoré. Comme chef du Comité de transition pour le salut du peuple, il est intéressant de voir que le « soldat de la démocratie », s’il ne supprime pas la Constitution de la IIe République, lui préfère la charte du régime à laquelle il confère un poids juridique supérieur, puisqu’elle autorise le multipartisme en 1992. Alors seulement des élections libres sont organisées, aboutissent à la promulgation de la IIIe République et font d’Alpha Oumar Konaré le premier président de la République choisi de façon démocratique. Dix ans plus tard, ATT revient au pouvoir par les urnes, mais son second mandat prend fin avant son terme, Amadou Haya Sanogo s’emparant de la direction du pays au mépris de la Constitution. Le 22 mars 2012, un « Acte fondamental » suspend cette dernière « jusqu’à nouvel ordre » et « toutes les institutions de la république sont dissoutes ». Cette multiplication de putschs traduit, certes, un « rejet du constitutionnalisme comme mode d’organisation et de fonctionnement de la société », mais rappelons que « la suspension de la Constitution ne peut être décidée par aucun pouvoir institué ». C’est pourquoi le renversement du président Amadou Toumani Touré a été condamné par la Cedeao. 

 

  1. Le cas singulier de la charte de la Transition de 2020

En août 2020, les militaires poussent IBK à démissionner et à dissoudre l’Assemblée nationale. De cette façon, l’intérim de la présidence de la République est impossible, les institutions sont paralysées, ce qui permet la création d’un texte juridique retors. La charte de la transition qui attribue les pleins pouvoirs à Assimi Goïta est en effet particulièrement vicieuse, car elle « complète » la Constitution de la IIIe République, mais, « en cas de contrariété » entre les deux textes, « les dispositions de la […] Charte s’appliquent ». Les décisions ultérieures prises par la junte seront donc aussi illégales qu’illégitimes et tout à fait contraires à la morale, les représentants du peuple étant pour la plupart choisis par le vice-président de la Transition, dont les pouvoirs énormes, voire excessifs, sont garantis par la paraconstitution ayant officieusement aboli la Constitution de 1992. 

La durabilité de l’ordre constitutionnel s’effondrera toujours tant que le Mali continuera de copier, sans les adapter, les politiques juridiques des pays occidentaux alors qu’elles ne correspondent pas à la réalité du pays. Le processus constitutionnel est aussi un problème d’envergure, autant que l’esprit qui doit soutenir la norme suprême. Une IVe République se révèle indispensable, mais elle n’aura de légitimité que si elle est comprise et acceptée par le peuple après des débats voyant la participation de tous. Le pouvoir judiciaire doit lui aussi contribuer à installer durablement la démocratie et la bonne gouvernance en décourageant les séditieux. Or, une certaine impunité leur a souvent profité. 

 

  1. L’impunité pour les putschistes 

 

Parmi les officiers de l’armée qui ont usurpé le pouvoir, la plupart ont certes été incarcérés, mais ont profité de la clémence de la justice : Moussa Traoré a fini sa vie dans une élégante demeure de Bamako ; Amadou Haya Sanogo n’a pas été condamné à l’issue de son procès ; quant aux membres de la Transition actuelle, ils ont pris des mesures pour éviter de futurs problèmes judiciaires. 

 
  1. Moussa Traoré, grandeur et décadence, et grandeur encore 

Arrêté le jour même du putsch mené par Amadou Toumani Touré, Moussa Traoré passe en jugement à la fin de l’année 1991. Reconnu coupable de plusieurs crimes, il est condamné à la peine capitale, mais le président élu démocratiquement, Alpha Oumar Konaré, se prononce pour une détention à perpétuité et le gracie finalement en 2002. Si des principes louables – le refus de la peine de mort, notamment – expliquent cette mesure d’une exceptionnelle magnanimité, le peuple malien, victime du tyran, l’a tout à fait désapprouvée. De façon paradoxale, Moussa Traoré a joui d’un prestige certain une fois qu’il a recouvré la liberté, au point qu’IBK parla de lui comme d’un « grand républicain ». Retiré dans une villa de la capitale, l’ancien général recevait les hommes politiques ; peu avant sa mort, Assimi Goïta lui avait rendu visite. Des funérailles nationales lui furent rendues en septembre 2020, car, entre dictateurs, la considération est réciproque. On ne peut que se demander pourquoi la justice du Mali s’est montrée si laxiste à l’égard d’un homme sanguinaire qui, précisément, détourna tous les pouvoirs, y compris le pouvoir judiciaire. 

 

  1. Amadou Haya Sanogo ou le triomphe de la réconciliation nationale

Le destin d’Amadou Haya Sanogo, au lendemain de son départ du palais présidentiel, est tout aussi fantastique. En effet, parce qu’il exerça, sans mandat du peuple, la fonction suprême trois semaines environ en 2012, le capitaine Sanogo réussit à profiter des avantages afférents aux anciens chefs d’État, le président intérimaire et la Cedeao se montrant d’une complaisance tout à fait incroyable. Ce statut lui fut toutefois retiré par l’organisation régionale quelques semaines plus tard. Après avoir été incarcéré en l’attente de son procès pour assassinats contre les Bérets rouges, le militaire est resté en résidence surveillée jusqu’au 15 mars 2021, date de l’épilogue judiciaire, hautement fantaisiste puisque aucun verdict n’a été prononcé (sic !) : « Sur la base de la loi d’entente et le protocole d’accord signé entre le gouvernement de la République et les victimes, la cour ordonne que l’action soit éteinte contre les inculpés, qu’ils soient immédiatement libérés si aucune autre charge n’est retenue contre eux ». Cette décision, d’une extrême gravité, jette un peu plus le discrédit sur la junte qui dirige le Mali et révèle sa conception des droits humains et de la justice. 

  

  1. Assimi Goïta ou la prudence incarnée 

Fort de ces expériences, Assimi Goïta et ses hommes ont prévu leurs arrières. L’article 20 de leur charte dispose ainsi : « Les membres du Comité national pour le Salut du Peuple et tous les acteurs ayant participé aux événements allant du 18 août 2020 à l’investiture du président de la Transition bénéficient de l’immunité juridictionnelle. À ce titre, ils ne peuvent être poursuivis pour des actes posés lors desdits événements. 

» Une loi d’amnistie sera adoptée à cet effet. » 

Que dire de cette disposition sinon qu’elle reconnaît le caractère illégal et illégitime du régime ? A-t-elle lieu d’être si les militaires au pouvoir n’ont rien à se reprocher ? La justice n’est qu’un instrument au service non du bien, mais de l’autocratie.  

Au Mali, « Dura lex, sed lex ». 

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Balla CISSÉ, docteur en droit public de l’Université Sorbonne-Paris-Nord et diplômé en Administration électorale de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.  

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